L’École Nationale Supérieure du Paysage (ENSP) forme des concepteurs en paysage intervenants sur l’espace, du jardin au grand territoire. L’enseignement du projet de paysage se construit d’ateliers en ateliers et s’enrichit de programmes liés à l’histoire des jardins, de l’urbanisme, à l’écologie, à la technique, aux sciences humaines et à l’apport de l’art. Au niveau post-master l’école offre une formation qui s’appuie sur un atelier long, dont l’objet est tantôt d’approfondir tantôt d’expérimenter de nouveaux champs de l’exercice professionnel. : c’est l’Atelier Pédagogique Régional.
Les APR, initiés dès 1984 à l’ENSP permettent à un petit groupement d’étudiants accompagnés par un paysagiste professionnel de se confronter à une question portée par un partenaire sur un site donné. Le sujet de chaque atelier est à la fois exploratoire par son positionnement, et concret dans les résultats qui sont attendus. L’atelier alterne entre expertise de terrain et travail dirigé à l’école et offre ainsi une mise en perspective professionnelle originale et pédagogique. Il fournit aux partenaires des propositions de prise en compte des données paysagères à toutes les échelles, des orientations d’aménagement et offre des traductions spatiales porteuses d’avenir.
L’APR est l’occasion pour l’ENSP et ses partenaires de mettre en œuvre une véritable coopération d’études et de recherches pouvant faire l’objet d’un programme pluriannuel. Ils permettent de nouer des relations approfondies en termes de stratégie d’action par l’approche du paysagiste avec des partenaires privés et des institutions publiques dans toute la France. Ainsi, les étudiants travaillent sur des thématiques très diverses qui émanent des territoires dans des champs ouverts à la profession.
Depuis quelques années, la transition écologique par le paysage est omniprésente dans les travaux. Les étudiants projettent, depuis Versailles et Marseille, l’invention du vivant et de l’eau, les équilibres agriurbains, de nouveaux paysages énergétiques, les mobilités du futur et expérimentent chaque année sur des sites historiques, la création patrimoniale.
Ce sujet d’atelier témoigne de l’apport des paysagistes dans les démarches de conservation et d’invention du patrimoine à travers la thématique du jardin notamment.
Les étudiants racontent leurs expériences patrimoniales dans un atelier parisien nommé « Les jardins de l’hôtel de Cluny, 1900 ans d’histoire de Paris » et autour d’un atelier marseillais sur le territoire du Var étudié sous l’angle du concept de « Var Jardin »1
. L’implantation de l’ENSP à Versailles et Marseille est un atout pour l’enseignement du paysage qui s’incarne dans des lieux et des paysages diversifiés. Ces deux ateliers, traduisent l’écriture des paysagistes qui s’expriment de la parcelle au grand territoire par la traduction de projets et stratégies d’aménagement qui incarnent des lieux à travers le temps.
L’atelier « Les jardins de l’hôtel de Cluny, 1900 ans d’histoire de Paris » apporte au musée de Cluny ainsi qu’à la ville de Paris une vision unifiée des différents jardins du musée. Après une étude globale du site et de son histoire, les étudiants ont imaginé une transformation possible des espaces extérieurs en fonction du socle, des usages et de l’histoire médiévale et parisienne des lieux. Le projet de valorisation des jardins propose deux temps d’aménagement, celui de l’écrin XIXe qui est le square parisien, jadis lapidaire, au carrefour de deux grands boulevards haussmanniens et celui du Moyen-Âge ou les étudiants ont esquissé un nouveau « jardin des Abbés » comme une future pièce muséographique.
Les jardins de l’hôtel de Cluny : 1900 ans d’histoire de Paris
Construit sur les termes gallo-romains de Paris par Pierre Chalus au XIVe siècle, l’hôtel de Cluny est aujourd’hui le musée national du Moyen-Âge et rayonne au cœur du Quartier latin. Le musée a lancé depuis plusieurs années son projet, Cluny 4, dont le dernier volet se consacre à la reprise des jardins qui l’entourent. Par un partenariat avec l’École nationale supérieure de Paysages, le musée de Cluny a permis à trois étudiants de penser la reprise de ces jardins. Nous avons donc travaillé durant six mois, encadré par Michel Audouy, professeur et paysagiste DPLG. Ce travail se poursuit aujourd’hui à travers un stage d’assistance à maîtrise d’ouvrage auprès du musée.
L’atelier du jardin de Cluny porte à la fois sur l’élaboration d’une vision d’ensemble, appropriable par le musée et la Ville de Paris, et sur la proposition de solutions opérationnelles envisageables à court terme afin de programmer l’ouverture des jardins et l’amélioration du site sur le long terme. Les six mois d’étude ont permis de projeter un nouveau regard sur les espaces extérieurs. Les volets archives, construction de la ville, vie du quartier et enjeux liés à la nature en ville ont été étudiés et mis en perspective. La demande de reprise du jardin dans son ensemble place ce travail dans un contexte contemporain et patrimonial de grande ampleur. L’attente d’un jardin sobre où le passant profite d’un espace extérieur à la fois clos et ouvert, l’accès au monde antique, médiéval, contemporain et de demain sont des enjeux auquel il a fallu répondre. Nous avons donc proposé une interprétation à la lumière de cette diversité historique, au delà d’une reconstitution du jardin médiéval de l’hôtel, d’autant qu’aucune trace de ce dernier n’est parvenue jusqu’à nous.
Ce lieu est avant tout un site archéologique gallo-romain des thermes de Paris. Sur la ville antique est venue s’installer la ville médiévale, très dense. Le bâtiment, hôtel particulier des abbés de Cluny, s’insère entre cour et jardin. À la fin du XIXe siècle, les travaux du baron Haussmann viennent créer de grandes percées. L’hôtel de Cluny et ses thermes sont préservés du fait de l’attrait pour les vestiges antiques, mais sont maintenant insérés dans le Paris moderne des grands tracés. Leur parcellaire devient un îlot au cœur du Paris haussmannien dont la stratification historique le rend inédit. Une composition nouvelle naît avec la création d’un écrin que représente le jardin romantique accueillant les vestiges lapidaires de Paris. Cette histoire est encore dynamique puisque requestionnée par le projet Cluny 4. La mission de requalification du jardin de 2000 accompagne la construction du nouvel accueil de Bernard Desmoulin. Aujourd’hui, une volonté de transformation par un aménagement contemporain doit permettre de donner à voir et de faire dialoguer ces histoires. Cet îlot à la croisée des deux boulevards se retrouve au milieu des flux parisiens : métro, RER, bus et voitures, dans le contexte de fermeture des voies sur berges. Du fait de sa surfréquentation, le jardin perd sa qualité première en étant limité à un espace fonctionnel ou utilitaire. Nous avons ainsi décidé de travailler cet espace dans le but de permettre aux visiteurs et usagers de changer d’échelle. Le jardin doit ainsi devenir un espace d’intimité permettant de profiter et de participer à la qualité des lieux sans rompre avec l’architecture et son environnement.
Notre démarche s’est fondée sur trois points. Tout d’abord se dégage la prime importance des vues, que cela soit sur la frise architecturale que représentent les différents bâtiments du musée, mais aussi pour valoriser des ambiances dans le jardin ou des ouvertures sur le paysage urbain extérieur. Nous confortons le changement d’échelle entre les grands boulevards du Paris contemporain et l’îlot de Cluny par la création de vestibules, interfaces entre extérieur et intérieur.
Le second point concerne les axes dégagés par l’analyse historique du site. Dans ce lieu palimpseste, notre démarche a été de considérer les traces historiques comme de potentielles réponses spatiales aux enjeux contemporains du jardin.
Enfin, le dernier point concerne le travail de la topographie. La liaison des différents niveaux par remblais successifs permet de protéger un sous-sol archéologique très sensible et d’une grande richesse, mais aussi d’installer un cheminement accessible à tous. Cet ensemble historique est complété par un nouveau patrimoine : le patrimoine arboré de la ville de Paris constituant l’écrin paysager des jardins de Cluny dont il faut penser aujourd’hui la densification et le renouvellement. Bien que déterminant l’organisation générale des jardins, ces grands principes ont aussi influencé l’ensemble des réflexions à une plus petite échelle : ambiances, choix des matériaux, répartition et dessin des espaces, etc.
Nous souhaitons réaffirmer l’expérience médiévale du jardin de Cluny, dans le sens où il retrouve son tracé originel, interprété d’après le plan de Delagrive de 1757. Historiquement, le jardin des Abbés est une terre consacrée par les eaux de la chapelle qui s’y échappent. Nous nous sommes inspirés des représentations du jardin courtois (Pierre de Crescens, Bartelemy d’Eyck, Guillaume de Lorris et Jean de Meun) car il apparait à la fois comme un lieu d’intimité, mais aussi de sociabilité et de convivialité. Il est ainsi repensé à la lumière de ces éléments comme pièce à part entière de l’hôtel et donc aujourd’hui du musée. Le projet propose au public de retrouver la manière d’entrer dans ce jardin comme les Abbés de Cluny le faisaient : la descente depuis la chapelle laisse découvrir marche après marche le dessin du jardin jusqu’à cette perspective sous l’abside de la chapelle. Le jardin clos a pourtant pour nécessité de donner à voir le grand paysage. On rappelle ici l’ambivalence de la représentation de la nature au Moyen-Âge, d’une nature maîtrisée constitutive de l’espace (jardin des Abbés) à une nature luxuriante constitutive d’un cadre (square et boulevards). Nous proposons ainsi l’idée d’un gradient végétal derrière lequel se développe le décor arboré et urbain de la scène.
Le jardin des Abbés est prolongé par la requalification des terrasses d’inspiration médiévale du projet de l’an 2000, comme une transition vers le monde urbain dont il semble protégé. Au carrefour de deux grands boulevards (Saint-Germain et Saint-Michel) du Paris haussmannien, le square public, création du baron au XIXe siècle, jadis lapidaire, vient créer un ultime écrin aux patrimoines bâtis. D’une part, le chemin creux longeant la rue de Cluny est de nouveau relié au reste du square et entre dans la composition générale. D’autre part, est créé un espace central faisant lien entre la façade nord de l’hôtel et l’entrée principale du square actuellement très encombré. Il nous a semblé primordial de retrouver la perspective mettant en résonance cette entrée avec le portique de la salle Notre-Dame. L’espace se déploie au pied des bâtiments au travers d’un parvis minéral reprenant le dessin de l’ancienne palestre des thermes. Enfin, une proposition concerne la création d’un « jardin des vestiges », belvédère face aux thermes gallo-romains. Si l’identité du musée de Cluny est médiévale, celle-ci doit se voir complétée par le jardin en en révélant les vestiges antiques si caractéristiques des lieux.
En tant que paysagistes, le jardin apparaît pour nous comme représentatif du territoire dans lequel il naît, empreint de son histoire, de sa morphologie, de ses pratiques. Parce qu’il est le témoin d’une époque révolue qui marqua les hommes, le jardin est un patrimoine. Parce qu’il représente une richesse végétale évoluant au fil des saisons, il s’inscrit dans le temps. Mais justement parce qu’il évolue constamment, peut-on conserver sa forme historique ? Quel sens cela a-t-il de restaurer un jardin ou même seulement de le conserver tout en tenant compte de son caractère intrinsèquement vivant ?
L’important pour nous est, au delà de l’étude historique, d’insuffler une nouvelle expérience sensorielle et une vraie émotion esthétique en intégrant la dimension initiatique de l’hortus conclusus médiéval depuis le jardin public, en installant pleinement ce lieu dans la ville moderne. L’objectif est d’associer la vision globale d’un site à un travail de dentelle où chaque détail est important et traité comme tel : le jardin comme luxuriance organisée où les usages cohabitent au cœur de la ville contemporaine.
- Pour plus d’infos, voir notre article bonus “Le Var-jardin ↩